16/09/14 à 12:00 - Investir.fr

« De l’or contre les boches… Dans vos bas de laine et vos tiroirs, vos louis dorment. Ils dorment alors qu’ils pourraient agir. Envoyez ces embusqués sur le front ! »__

  Voilà ce qu’en 1916 les Lorrains pouvaient lire dans un opuscule. L’Or, levain de la victoire était financé par la Banque de France et diffusé dans les villes et les villages par le Comité lorrain de l’or et des bons de la Défense nationale. C’était là une déclinaison régionale d’une formidable campagne d’opinion lancée dans tout le pays par le ministre des Finances, Alexandre Ribot, le 2 juillet 1915. Il s’agissait de convaincre les Français d’échanger spontanément leurs pièces d’or contre des billets et… un certificat qui, à en croire le journal L’Illustration du 31 juillet, était « une artistique vignette qui est comme un brevet de civisme ».

La situation financière du pays était, il est vrai, devenue inquiétante. Au déclenchement de la guerre, l’encaisse or de la Banque de France s’élevait à 4,1 milliards de francs et, à la mi-août 1914, avant la bataille de la Marne, 38.800 lingots et 3 milliards de francs de pièces françaises et étrangères avaient été mis à l’abri dans des caches du Massif central. Si l’on y ajoute les 5 à 6 milliards répandus dans le public, la France détenait 10 milliards de francs d’or, soit 2.900 tonnes, presque le quart de tout l’or monétaire existant dans le monde.

« Les français apportent 2,4 milliards de francs en pièces d’or… » Mais la guerre coûte cher. Un milliard de francs de métal jaune a été envoyé par bateaux à la Banque d’Angleterre. A la grande terreur d’ailleurs du gouverneur de la Banque de France, qui évoquera longuement devant son Conseil le torpillage par un sous-marin allemand du navire Batavier-V, chargé de quatorze caisses d’or hollandais. En moins d’un an, l’encaisse or de la Banque de France a fondu de 1,2 milliard et le franc commence à être attaqué sur les marchés. Alerté par la banque centrale, le gouvernement décide de réagir en mobilisant l’or des particuliers. C’est la « campagne de l’or » lancée par Ribot.

Si le gouvernement décide, c’est la Banque de France qui, inquiète pour la crédibilité de la monnaie, est à la manœuvre pour convaincre les Français d’apporter volontairement leurs louis, leurs napoléons ou leurs pièces de 20 francs « au coq » frappées sous la IIIe République. Elle subventionne les comités locaux, comme celui de Lorraine, et leur fournit l’argumentaire. Elle finance ces fameuses affiches où l’on voit une pièce d’or au coq écraser un soldat « boche » à genoux sous le slogan : « L’or combat pour la victoire ». Elle passe commande à des universitaires d’ouvrages de circonstance, comme L’Or et l’intérêt individuel et L’Or et l’intérêt social, de deux professeurs de droit, ou L’Or et le devoir moral, d’un professeur d’économie politique.

Deux documents, trouvés dans les archives de l’institut d’émission, illustrent le zèle mis à collecter l’or, y compris dans les colonies et les tranchées. Dans une lettre envoyée de Rabat en août 1915, le général Lyautey en personne rassure la banque centrale : « J’ai engagé par la voie de la décision sic les militaires sous mes ordres à verser l’or qu’ils possédaient dans les caisses du payeur des armées… D’autre part, les pouvoirs publics, sur mon ordre, ont fait appel au patriotisme des particuliers. » Les poilus eux-mêmes sont mis à contribution dans les tranchées. Les officiers doivent les inciter à remettre leurs pièces contre des billets. Car, précise l’instruction officielle avec quelque brutalité, « il importe que l’Allemagne ne puisse trouver de monnaies d’or sur nos officiers ou soldats morts ou prisonniers ».

« …Ils ne reverront jamais leurs chers Louis » Au total, l’opération est un grand succès. Les Français vont porter leurs pièces dans les succursales de la Banque de France, les agences bancaires, les perceptions, les bureaux de poste, etc. Près de 2,4 milliards de francs seront échangés, soit presque la moitié de tout l’or détenu par les particuliers. Le 11 novembre 1918, les réserves d’or de la Banque de France dépasseront les 5,4 milliards. Un effort gigantesque dans un pays ancestralement attaché à ses louis et dont la mémoire collective a conservé le douloureux souvenir de la banqueroute des assignats ou autres mandats territoriaux.

Il est vrai, à l’inverse, que les Français n’oublieront pas ce que deviendront les promesses de la croisade de l’or. Le gouvernement et la Banque de France avaient assuré qu’un billet de 20 francs aurait toujours la même valeur qu’une pièce d’or et que, au lendemain de la guerre, « l’or rentrera dans la circulation » (dixit l’opuscule du Comité lorrain). La circulaire du ministre de la Guerre promettait ainsi aux soldats ayant changé de l’or que « la Banque de France leur échangera après la guerre une même somme de billets contre de l’or ».

Ce contre-échange n’aura pas lieu et, en rongeant le pouvoir d’achat du papier-monnaie, l’inflation lésera les « patriotes » qui ont changé leurs louis, tandis que l’incivisme des autres sera récompensé. Un précédent d’immoralité sociale qui laissera des traces.

La course au numéraire Monnaie de siège ou, comme disent les numismates, monnaie obsidionale. Les sièges et les guerres en général provoquent souvent des mouvements de thésaurisation nécessitant la création de moyens de paiement de substitution. La Grande Guerre n’y échappe pas.

Dès la fin de juillet 1914, s’enclenche une vague de thésaurisation des pièces d’or et d’argent qui aurait provoqué une panique monétaire sans la vigoureuse réaction de la Banque de France. Elle met aussitôt en circulation 1,5 milliard de francs en petites coupures imprimées et stockées avant la guerre. Mais cela ne suffit pas et la banque incite le gouvernement à faire appel à des imprimeries privées, à organiser le travail de nuit et à commander des billets à l’Hôtel des monnaies de Birmingham.

Elle veille même à ce que les pièces des quêtes du dimanche soient rapidement remises en circulation car « leur accumulation provoque une gêne sensible dans les transactions ». Elle aide également les chambres de commerce à émettre des bons de monnaie gagés par des dépôts dans ses coffres : une centaine d’entre elles impriment pour plus de 660 millions de francs de vignettes de 50 centimes, de 1 et de 2 francs, de toutes couleurs et de tous dessins, qui n’ont pas cours légal mais qui sont bien utiles.

De quoi, tout de même, mettre un peu d’ordre dans une circulation monétaire menacée d’anarchie : les municipalités, les caisses d’épargne locales, les compagnies minières, les unions de commerçants, les grandes entreprises, c’est à qui créera des « bons de paiement » en fer, en aluminium, en zinc, en carton, en papier.

Même les timbres-poste, insérés dans une gaine de mica, ­deviennent des moyens de paiement, notamment dans les régions ­occupées par l’ennemi. Soit l’argent s’y cache, soit il est ­confisqué par les amendes imposées aux ­populations par les ­Allemands. Le manque de moyens de paiement y est si dramatique que même des villages de moins de 100 habitants fabriquent des billets. A noter que, en 1919, il faudra une loi pour organiser la résorption des monnaies ­obsidionales : elles seront échangées en liquide jusqu’à 5.000 francs de vignettes et en bons de la Défense nationale au-delà.